Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
TERRES DE SAVEURS ET SAVOIRS
Archives
7 février 2016

Et si on se refaisait une Grande Bouffe !

 

Un soir de mai 1973, le Festival de Cannes connaît un scandale comme seul le cinéma français peut en produire. "La Grande Bouffe", de Marco Ferreri, avec Michel Piccoli, Philippe Noiret, Marcello Mastroianni, Ugo Tognazzi et Andréa Ferréol, est projeté à Cannes en sélection. 

 

imgres-1Cette histoire de suicide gastronomique, de quatre hommes qui veulent mettre fin à des vies monotones en mangeant jusqu'à en mourir, non sans inviter des femmes pour ne pas mourir sans orgasme, raconte aussi la société de consommation, la vacuité des plaisirs de la chair. Le gaspillage. A Cannes, l'écran s'éteint. La pellicule se déroule. Quelques personnes sortent de la salle. Mais c'est quand l'écran se rallume que véritablement le scandale commence ; les huées fusent, les insultes avec.

40 ans plus tard, le film ne provoque plus les réactions qui avaient préoccupé la société française des années 1970. Pourtant, avoir vu La Grande bouffe au moins une fois dans sa vie est un élément indispensable pour tous ceux qui prétendent « aimer le cinéma ». Film sensoriel, hommage à Rubens, plats rabelaisiens et sexe, l'œuvre de Ferreri est la meilleure digression du XXe siècle sur Eros et Thanatos.

 « J'étais toute naïve, se souvient Andréa Ferréol, actrice féminine du film, mon père était assis derrière moi et il m'a fait un petit signe – pouce levé – quand le film s'est achevé. Je ne m'attendais pas du tout à ce qui nous attendait dehors. J'ai été secouée, physiquement prise à partie, les gens hurlaient, une femme m'a agrippée pour me dire : "Madame, j'ai honte d'être française" et ça ne s'est pas arrêté à Cannes. Quand nous sommes rentrés à Paris, certains restaurants refusaient de nous servir. Un soir, dans un restaurant italien, un femme est venue me voir et m'a dit : "Madame, puisque vous êtes là, je pars!" » Michel Piccoli se souvient, lui, d'un employé de la SNCF qui lui avait dit dans une gare : « Mon pauvre monsieur, c'est terrible votre métier ! Dire que maintenant vous n'aurez plus de travail... »

 L’homme est réduit à une mécanique physiologique, la société de consommation, exhibée dans toute son obscénité. De quoi exciter les gardiens du bon goût, qui trouvent là matière à s’étrangler d’indignation.

Ingrid Bergman, présidente du jury, juge La Grande Bouffe et La Maman et la putain comme les films « les plus sordides et les plus vulgaires du Festival. »  C’est dans la presse que la violence est le plus marquante. 

Relisons les articles du temps. « Honte pour les producteurs […], honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin […] dans pareille boue qui n’en finira pas de coller à leur peau » (Jean Cau). 

« On éprouve une répugnance physique et morale à parler de La Grande Bouffe » (Louis Chauvet, du Figaro). 

« Le Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France sa plus sinistre humiliation » (François Chalais, Europe 1). 

« La Grande Bouffe relève plus de la psychiatrie que de la critique » (André Brincourt, du Figaro

Cependant, il n'est pas interdit de rire à gorge déployée aux dialogues d'un certain Francis Blanche. « On nous a reproché d'être grossiers et vulgaires, dit Michel Piccoli, mais c'est tout le contraire, La Grande Bouffe est un film d'amour. Amour des gens, amour des hommes et amour de la femme. » 

Aujourd'hui des tempêtes comme ça, on n'en connait plus. « Chaque année, dit Thierry Fremaux, directeur du festival, en ouverture de la séance, on me demande : "Alors quel film fera scandale cette année ?" »  On attend encore. «Nous tendions un miroir aux gens et ils n'ont pas aimé se voir dedans. C'est révélateur d'une grande connerie», dira un jour Philippe Noiret.

 

imgres2013: le film est de nouveau projeté à Cannes. Pour célébrer l'anniversaire, quelques 300 spectateurs, dont une grande majorité ne l'avaient jamais vu. Parmi les spectateurs : Michel Piccoli et Andréa Ferréol. Michel Piccoli déclare : «J'ai la chance d'avoir beaucoup travaillé avec le réalisateur de ce film, et les acteurs merveilleux que vous allez voir. Ils sont tous morts. J'avais envie de le dire parce que ça me rend extrêmement triste; mais que ça ne nous empêche pas de rigoler !» 

Andréa Férréol raconte : « Il y a eu, dans Paris Match, les pour et les contre. Des restaurants à Paris nous interdisaient d'aller manger chez eux ! Un soir j'étais avec une amie dans un restaurant italien, et un couple est venu me voir, l'homme m'a dit "puisque vous êtes là madame, je sors!!" Ca a été pendant des mois et des mois un grand scandale... Et ce serait bien qu'il y ait du scandale encore ce soir».

 "Mais le film n'a pas perdu de son brio non plus et la salle rit aux éclats, s'émerveille des dialogues, du jeu de ces acteurs extraordinaires, de leurs morts successives et absurdes. Ils ont réussi leur coup: ils ont dissout avec leur âme leurs boyaux, leurs intestins, leurs ventres; leur coeur ne bat plus. L'écran se rallume. Les applaudissements fusent. Michel Piccoli et Andréa Ferréol ont les yeux humides." écrit une journaliste.

"Cannes est un peu un thermomètre du monde, permettant de mesurer ce qui choque, ce qui met nos moeurs à l'épreuve. Ce que les spectateurs sont capables de voir dans le miroir qui leur est tendu, et s'ils supportent de se voir dedans."

images-1

Souvenons-nous, quatre compères se rendent en voiture dans la villa, propriété de Philippe, dans laquelle le vieux domestique, Hector, a déjà tout préparé pour le grand festin sans savoir, lui-même, qu'ils souhaitent mourir. Une fois laissés seuls, ces quatre bourgeois blasés commencent leur frénétique festin (dans une scène on voit Marcello et Ugo se faire concurrence pour voir qui mangera le plus vite les huîtres, alors que défilent d'anciennes diapositives érotiques). Ils sont interrompus par l'arrivée d'une institutrice, Andrea, qui veut faire visiter le jardin de la villa à sa classe pour voir le fameux « tilleul Boileau », « arbre sous lequel le poète français avait coutume de s'asseoir pour trouver l'inspiration ». Les quatre acceptent et lui offrent de la nourriture. Andrea étant une jeune institutrice plantureuse, ils l'invitent à dîner le soir même. En fait, sous l'impulsion de Marcello, les quatre hommes pensent à inviter des femmes, Philippe étant toutefois le plus réticent. Andréa, qui fascinée, a deviné l'entreprise suicidaire des protagonistes accompagnera de manière maternelle les protagonistes jusqu'à la mort. Je passerai sur le détail des histoires. Simplement, je livrerai la toute dernière qui va clore le film. Philippe s'éteindra le dernier. Sur le banc sous le tilleul de Boileau, après avoir mangé un gâteau en forme de sein préparé par Andréa, Philippe meurt dans ses bras. A la toute fin, les chiens ont envahi le jardin, attirés par la viande laissée par des livreurs.

 Ainsi comme on peut le lire dans Le Monde Cuisiner : " L'intelligence de Ferreri (c'est ce qui confère sa puissance dérangeante au film) est d'avoir filmé de manière ultra-réaliste des péripéties à la frontière du... surréalisme . Pas de regard détaché, distancié , ironique, moqueur (certainement pas moralisateur)... mais un filmage "à hauteur d'hommes", complice, sympathique, gourmand... L'émotion surgit, par intermittence, dans ce film nihiliste... qui, tout de même, n'est pas loin du "canular de potage"... Les épisodes scatologiques demeurent... comment dire ?... durs à avaler !"

On l'aura compris, il s'agit de cinéma. De fiction. De goût. Eh oui. Mais il s'agit d'un film emblématique d'une époque. Lequel fait partie de l'histoire du cinéma. Au même titre que Merci pour le chocolat ou le Festin de Babette que nous avons évoqués dans ce blog. Il y en aura bien d'autres. Et si vous mourrez à table, ayez la décence de l'avoir choisi.

B&P (cinéphile, gastronome et festivalier)

images

 

Publicité
Commentaires
TERRES DE SAVEURS ET SAVOIRS
  • Penser l'Alimentation Autrement. Notre ambition : mettre à votre disposition nos expertises et notre curiosité. Vous trouverez : des dossiers thématiques, l'actualité commentée, la valorisation de produits ou de savoir-faire culinaires, etc.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Newsletter
Publicité