Le 17 août 1951, la commune du Gard Pont-Saint-Esprit, est sous le coup d'une intoxication alimentaire collective. Pendant une semaine, des habitants ayant consommé du pain de chez Roch Briand, sont en proie au délire et à des hallucinations. L'issue de cette intoxication est dramatique, avec un bilan humain de cinq morts et de 300 malades, dont près d'une une soixantaine est internée dans des hôpitaux psychiatriques.
Plusieurs ouvrages ont été écrits sur cette affaire. Des émissions radiophoniques lui ont été consacrées. Des films et des téléfilms ont aussi été tournés sur cette histoire qui est mondialement connue.
Tout commence par une mystérieuse intoxication alimentaire collective. Les salles d'attente des deux médecins, Vieu et Gabbai, ne désemplissent pas. Près d'une vingtaine de malades viennent consulter pour des problèmes digestifs : nausées, vomissements, frissons, bouffées de chaleur. Les jours suivants, les symptômes s'aggravent et mutent en crises hallucinatoires insupportables. Les comptes rendus de l'époque décrivent la petite bourgade comme un enfer dantesque. Transportés à l'hôpital sur des charrettes ou des voitures, les malades hurlent, gémissent et s'insultent. D'autres, la bave aux lèvres, terrorisés par le bruit des sirènes des ambulances, déambulent dans les rues. Bêtes immondes, chimères et flashes colorés peuplent leurs délires, lorsque ce ne sont pas les flammes ou des voix d'outre-tombe.
La nuit du 24 août, un homme se prend pour un avion et saute du deuxième étage. Un autre s'imagine avoir mangé des serpents. Un gamin de 11 ans tente d'étrangler sa mère. Les manifestations psychiques vont encore durer quelque mois, pour ne disparaître que fin octobre.
Les médecins évoquent une intoxication alimentaire. Le « coupable » est vite identifié : le pain de Roch Briand, boulanger à Pont-Saint-Esprit. C'est d'autant plus évident que des animaux qui ont consommé celui de la fournée suspecte sont eux aussi touchés. Un chat « fait des bonds qui atteignent le plafond de la pièce et meurt », un chien « décède brusquement après une sorte de frénétique danse macabre », relate Steven L. Kaplan.
Dans son édition du 22 août 1951, Le Monde évoque cette affaire et indique que le service des fraudes a fait des prélèvements dans le fournil de la boulangerie suspectée. « La population, qui ne veut plus manger de pain, a fait des achats massifs de biscottes, et on n'en trouve plus un seul paquet à Pont-Saint-Esprit », note le quotidien. De fait, le « pain empoisonné » est déjà devenu le « pain tueur ».
Cette tragédie marquera profondément la population, notamment parce que le pain, une denrée de première nécessité et symbolique, en est la cause. Des experts du monde entier vont alors tenter de percer le mystère de ce qui devient "l'affaire du pain maudit". Tous ceux qui sont tombés malades avaient ingéré du pain, vendu par la boulangerie Briand. Un journal, cité par l'historien Steven Kaplan, observe : "On accuse le boulanger (ancien candidat RPF, protégé d'un conseiller général gaulliste), son mitron, puis l'eau des fontaines, puis les modernes machines à battre, les puissances étrangères, la guerre bactériologique, le diable, la SNCF, le pape, Staline, l'Église, les nationalisations." Les Spiripontains applaudissent l'arrestation d'un meunier poitevin, fournisseur de la farine employée à Pont-Saint-Esprit, incarcéré à Nîmes, avant de s'élever contre sa libération.
Il est question de pain infecté par l'ergot, sans pour autant parvenir à une certitude scientifique. La fréquence des symptômes mentaux délirants rappelle une maladie oubliée : "le mal des ardents" médiéval, appelé aussi "feu de Saint-Antoine", et causé par l'ingestion d'un champignon parasite, l'ergot de seigle. À partir du Xe siècle, l'ergotisme causa la mort de populations entières. De nombreuses personnes furent brûlées ou exécutées, car considérées comme démoniaques et maléfiques. Ce n'est qu'en 1777 que l'origine de ce fléau est identifiée grâce aux travaux de l'abbé Tessier qui montra que l'administration de poudre d'ergot à des canards produisait les symptômes. En 1918, le laboratoire Sandoz synthétise le poison et met au point l'ergotamine, un médicament hypertenseur.
Le médecin du bourg, le docteur Gabbai, fait appel au professeur Giraud de la faculté de médecine de Montpellier. Ce dernier fait vite le rapprochement avec les recherches que mènent, en Suisse, à la même époque, dans les laboratoires Sandoz (Novartis depuis 1996), Albert Hofmann, l'inventeur en 1938 du LSD, un dérivé synthétique de l'ergot. Il n'en découvrira cependant les effets hallucinatoires qu'en 1943, en avalant accidentellement une faible dose de produit.
Un procès a bien lieu à Pont-Saint-Esprit. Le juge chargé de l'affaire évoque la piste d'une contamination criminelle par une forme de "d'ergotine synthétique très nocive". On fait venir Hofmann au village, lequel entérine la piste de l'ergot, ou d'un alcaloïde proche du LSD. Mais de retour à Bâle, bizarrement, il se rétracte, arguant que les délires des Spiripontains diffèrent des "hallus" provoqués par le LSD, laissant ainsi libre le champ des interprétations.
D'autres pistes que l'ergot de seigle sont explorées, en vain, comme les fongicides ou une contamination de l'eau. En 2008, Steven Kaplan publie un ouvrage sur la France des miches et des boulangeries des années 1945-1958. Outre l'hypothèse des mycotoxines, l’auteur retient celle d'un blanchiment artificiel du pain. Après des années d'enquêtes, aucune des pistes suivies n'apporte d'explications définitives. En 2010, un téléfilm, Le pain du diable, inspiré du travail de Kaplan, est diffusé sur France 3.
Mais de nouvelles révélations vont faire voler en éclats la thèse de l'ergot. Un journaliste américain, Hank Albarelli, prétend avoir percé le mystère. Le village aurait été aspergé de LSD par la CIA. C'est en enquêtant sur la mort suspecte de Frank Olson, biochimiste de la division spéciale de l'US Army, qu'Albarelli se retrouve sur la piste de Pont-Saint-Esprit. Selon la version officielle, il se serait défenestré en 1953, au cours d'une crise de paranoïa aigüe, une semaine après avoir pris du LSD.
En pleine guerre froide, la CIA a mené beaucoup d'opérations secrètes aux appellations multiples (Bluebird, Artichoke, MK-Ultra....) visant à mettre au point des outils de manipulation mentale. Au cours de son enquête, Albarelli obtient divers documents déclassifiés. L'un deux mentionne "l'incident de Pont-Saint-Esprit" dans une conversation entre un ancien de la CIA et le représentant américain du laboratoire Sandoz, fournisseur de LSD pour la CIA. Le responsable du laboratoire explique à son interlocuteur "qu'il ne s'agit pas d'ergot" mais d'un composant du LSD. Pour Albarelli, l'opération du Gard s'appelait "MK/Naomi" et aurait consisté, après une pulvérisation aérienne sans effets, à faire ingérer le LSD aux habitants, peut-être via le pain. Son livre entretient le suspense et soulève d'autres questions.
À l'époque, le village est connu outre-Atlantique. Le dernier ancêtre de Jackie Kennedy, un ébéniste, en est originaire. Une autre piste n'a pas été suffisamment explorée, estime Steven Kaplan : celle du laboratoire américain. Celui-ci en avait fait absorber à diverses doses à des volontaires. "Mais aucun n'a eu les symptômes des malades de Pont-Saint-Esprit", avait rapporté l'agence. Si ce n'est ni l'ergot, ni le LSD, de quoi s'agit-il ? Le mystère reste entier.
« L'imaginaire collectif a cherché des responsables humains tels que le boulanger et, plus tard, les Américains. C'est un phénomène classique de bouc émissaire », souligne le sociologue Jean-Bruno Renard, en rappelant qu'il n'est pas rare que des catastrophes naturelles soient ainsi attribuées par la rumeur publique à des personnes jugées malveillantes.
Pour les spécialistes, la responsabilité de l'ergot de seigle ne fait en tout cas guère de doute. « Les symptômes des habitants de Pont-Saint-Esprit, hallucinations et signes de vasoconstriction, font vraiment penser à une crise d'ergotisme », insistent Isabelle Oswald et Olivier Puel, chercheurs au laboratoire de toxicologie alimentaire de l'INRA, qui étudie les mycotoxines, ensemble de molécules produites par les moisissures. En 2004, au Kenya, du maïs contaminé par des aflatoxines a ainsi tué plus de 100 personnes.
En 1995, Bill Clinton, s'est excusé publiquement des expérimentations faites sur des cobayes involontaires pendant la guerre Froide, au nom des États-Unis. D'autres endroits aux États-Unis et en Europe, à cette époque, ont été victimes involontaires de ces expérimentations de la CIA. Les documents déclassifiés existent, même si les informations importantes ont été barrées en noir. A ce jour le mystère demeure.
En 2015, Olivier Pighetti réalise le film Pont-Saint-Esprit, 1951 : 5 morts, 30 internés, 300 malades – Le complot de la CIA qui est diffusé sur France 3 le 8 juillet.
On voit par là qu'il faut y regarder à plus de deux fois avant d'acheter son pain. Attention à l'ergot ! Les services secrets peuvent se dissimuler derrière la miche. Et le boulanger ? ne serait-il pas un agent secret ? L'alimentation n'est plus sûre et le pain quotodien peut s'avérer dangereux ! La prudence s'impose. Nous ne serons plus les mêmes demain lorsque nous irons acheter notre baguette. A qui accorder notre confiance ? Le pain invite à l'interrogation métaphysique. On ne saurait conclure. La prise de risque est inévitable et le mystère reste entier. A suivre... .
B&P, petit mitron.
À lire
Le pain de la mort : retour sur la France des années oubliées, 1945-1958 par Steven Laurence Kaplan, 2008, Fayard.
Le mal des ardents, par Francis Zamponi, 2010, Biro.
A Terrible Mistake: The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War Experiments, par Hans Albarelli, 2009, TrineDay