L’œuvre de Luc Moullet reste encore aujourd’hui extrêmement confidentielle, voire carrément ignorée.
Ancien critique aux Cahiers du cinéma et réalisateur associé à la Nouvelle Vague, il est l'un des cinéastes français les plus radicaux et les plus originaux, un associable intransigeant et burlesque.
Niché en haut d’un appartement, dont l’ascension est un clin d’œil à son œuvre alpine, Luc Moullet, vaillant critique (Les Cahiers du Cinéma, Trafic ou Les Inrockuptibles) et cinéaste de 70 ans toujours en activité, est un survivant de la Nouvelle Vague. Pas mécontent de pouvoir encore en rire, ce « contrebandier de la pellicule » (autoproclamé) poursuit son bonhomme de chemin avec un style burlesque inimitable, et une moisson de références cinématographiques.
Ainsi va le cinéma de Luc Moullet, une sorte de rencontre au sommet entre désinvolture, rigueur, légèreté et contrôle.
Une sorte d'anarchiste pataphysicien évoquant Alfred Jarry, Agnès Jaoui, King Vidor (son cinéaste de prédilection), Cecil B. DeMille ou Coline Serreau… Il tourna Une aventure de Billy le Kid, un bien étrange western. Aussi la conscience et la fierté de son positionnement marginal dans le champ cinématographique ressortent : « Je passe encore aujourd’hui pour un cinéaste pur et dur, qui ne se compromet pas. Janséniste, à la limite. Il est vrai que je ne tourne pas beaucoup de films de complaisance. Pour déprimer mes interlocuteurs, je m’amuse souvent à raconter que j’ai été contraint de tourner un film alimentaire. » Les initiés reconnaîtront ici Genèse d’un repas (1978), film bien peu compromettant…
Pourquoi Luc Moullet est-il cinéaste ? À une question à propos de l’idiot porteur de vérité dans la littérature et le cinéma, il répond : « Oui, moi-même, mon frère et beaucoup d’autres. C’est la face positive de la folie – c’est prétentieux de le dire –, qui se retrouve chez beaucoup de cinéastes, Gance, Fuller ou tant d’autres, chez des écrivains, Hölderlin, Nerval, Poe, Walser, Althusser, et j’en oublie. »
Lors d'un entretien :
Vous êtes catalogué comme étant seul cinéaste burlesque de la Nouvelle Vague. Au-delà de la très grande diversité de votre filmographie, comment définiriez-vous votre veine comique ? Qu’est-ce qui en fait l’essence ?
C’est difficile à dire parce que je n’ai pas d’effort à faire pour être comique. Je suis un personnage décalé qui n’appartient pas à une société précise, une sorte de compromis entre les paysans bas-alpins et l’intelligentsia critique des Champs-Élysées. Étant dans ce no man’s land, j’ai un regard oblique sur la réalité, un peu comme Cyrus. C’est ce qui fait que je trouve des choses comiques dans tout ce que je vois.
Est-ce que l’on peut tenter un rapprochement avec Jacques Tati et son principe de la démocratie comique, de la drôlerie qui émerge du réel…
J’ai bien sûr été influencé par Tati. La différence est qu’il est beaucoup plus fort que moi, puisqu’il n’a pas besoin de la parole, ou elle est inaudible. Alors que chez moi, le dialogue tient une grande importance. Mais nous avons la même volonté de mettre des gags dans nos films. Nous partageons également un souci particulier pour le son, mais aussi pour le vélo. Et bien évidemment le fait que nous jouons dans nos films.
Dans Genèse d’un repas, vous adoptez un ton toujours grinçant mais plus grave, moins comique…
Effectivement, même s’il y a des percées. Pour ce film, j’étais porté par la réalité puisqu’il s’agit d’un documentaire. Mais beaucoup de moments tragiques sont traversés par une drôlerie, qui procède souvent du regard même du spectateur. Tragique et comique sont toujours mêlés dans la réalité. Le 11-Septembre est un bon exemple. Je suis passé une fois à Wall Street, j’aurais pu être parmi les victimes. C’est forcément ressenti comme dramatique. D’un autre côté, il y a une dimension comique. Ce pays dispose de la bombe atomique et des armes les plus sophistiquées, puis ces mecs arrivent avec des cutters et bouleversent tout ; c’est le triomphe de David sur Goliath.
Pour revenir à Genèse d’un repas, il s’agit d’un film assez précurseur d’un genre aujourd’hui presque éculé, cette manière de suivre la chaîne alimentaire. Avez-vous vu ces films qui semblent hérités du vôtre ?
J’en ai vu certains, mais je suis, moi aussi, l’héritier de quelqu’un comme René Dumont qui a beaucoup travaillé sur les rapports Nord-Sud dans les années 1960 et 1970. Mais c’était la première fois que l’on faisait une analyse objective et synthétique au cinéma.
On peut évoquer Franju aussi…
Ses films sur les abattoirs ou les Invalides effectivement... Ils ressemblent à des films de commande, mais, au final, ils révèlent un tout autre aspect. L’art de Franju, celui d’Hôtel des Invalides, m’a été très utile pour Foix, qui a volontairement l’aspect d’un film institutionnel, mais qui n’en est pas du tout un.
« Genèse d’un repas est un documentaire tourné en octobre 1977. A la suite de Mai 68, les films militants fleurissaient, mais ils manquaient souvent de précision : ils parlaient d’oppression et de conflits sans retourner à la source, le travail. C’est la raison pour laquelle je suis allé en Amérique du Sud, en Afrique et en Picardie pour voir comment ça se passait réellement, sans idées préconçues. J’ai suivi la filière de fabrication d’un certain nombre de produits, j’ai vu les conditions de travail des salariés, les conditions de vie et d’élevage des animaux.
C’était un travail d’enquête passionnant, d’autant que personne encore n’était jamais allé tourner en Equateur ou au Sénégal pour se pencher sur l’économie de la banane ou du thon. Le film était à la fois en avance par rapport à tous ces documentaires sur l’alimentation qu’on voit aujourd’hui sur les écrans, et en retard par rapport à toute une littérature sur la question : les écrits de René Dumont, par exemple.
Dans ce passage, l’humour surgit des contradictions de l’économie moderne. Là j’apprends à ce directeur de supermarché que le lieu de fabrication des boîtes de thon estampillées « pêcheurs de France » n’est pas la Bretagne mais le Sénégal. On voit la bonne tête du pêcheur et, si l’on regarde plus attentivement, en petit, l’indication de la provenance : Sénégal... C’était intéressant d’avoir cette réaction en direct, sans rien forcer. » (Luc Moullet).
Partant d'un repas composé d'œufs, de thon en boîte, et de bananes, Luc Moullet remonte la chaîne qui a mené ces aliments à son assiette : responsables de supermarché, grossistes, importateurs, fabricants, ouvriers, etc. sont interviewés pour nous amener à comprendre comment tout cela fonctionne.
Un journal intime déconcertant, à la fois burlesque et tragique. De la production à la consommation, l’économie comparée d’une boîte de thon sénégalaise, d’une omelette française, d’une banane équatorienne et de la pellicule cinématographique, constitue la trame de ce documentaire à la fois terrifiant et désopilant d’un Luc Moullet décidément aussi visionnaire qu’iconoclaste.
Voyage à rebours d'une assiette occidentale vers la matière première alimentaire, l'arbre qui portait le fruit ou la poule qui a pondu l'oeuf. De la distribution à la production, en passant par les divers conditionnements et les industries de transformation, le circuit alimentaire révèle une extraordinaire complexité. Des reportages dans les usines, des témoignages de travailleurs et de patrons montrent que l'alimentation est d'abord une industrie, avec ses soucis de rentabilité...
Regarder Genèse d'un repas avec des yeux d'enfant, ça doit pouvoir se faire. Luc Moullet l'a bien fait. Il l'a filmé avec des yeux d'enfant, ce documentaire. On dit comme ça, documentaire. On dit tant de choses. Louis Lumière aussi faisait des documentaires. Il ne le savait pas mais c'est ce qu'il faisait. Il n'y avait pas de nom pour ça, les noms sont venus après. Trois personnages, pas plus, un menu comme un autre. Un thon, un oeuf, une banane.
Comme l'écrivait un critique : "Le thon est dans la boîte, l'oeuf s'est transformé en omelette, la banane est une banane. Ah oui! on oubliait, il y a un personnage de plus, pas un quatrième personnage, plutôt un personnage zéro. Il s'appelle Luc Moullet, c'est l'acteur de ce film sévère et enfantin, trop drôle pour être sérieux, trop prophétique pour la France de 1980 qui l'a vu débarquer sans comprendre. Il n'y a pas grand-chose à comprendre, faut dire. Pas assez pour que les cellules grises fassent leur travail de cellules grises. Ça parle de mondialisation, d'exploitation. Vingt ans d'avance. Vingt ans trop tôt. Moullet part à l'aventure, il remonte la filière, cherche où l'oeuf a été pondu, le thon pêché, la banane cueillie. Tiens, le thon n'est pas si breton que ça. Il serait pas africain, des fois. Allez, on part pour l'Afrique, on va voir. Ce n'est pas la genèse du monde, la genèse du monde est un repas plus long à digérer, c'est ce qu'on dirait si on était irrespectueux. Moullet n'est pas irrespectueux. Il regarde de près la banane, l'oeuf, le thon. Il les regarde vivre. Un an plus tard, déguisé en Christ, il décide de se jeter à l'eau (Ma première brasse). Apprendre à nager, c'est une définition comme une autre du cinéma. Apprendre à manger aussi. L'oeuf, la banane, le thon, c'est évidemment un repas d'enfant. Comme on est cons, on aura mis vingt ans à s'en rendre compte. Revenir en arrière. La Guerre des étoiles, les Trois Lanciers du Bengale, ça vous dit comme repas? Faire le noir. Crier dans le noir. Crier, il n'y a que ça. Le noir, il n'y a que ça. Maman, tu entends? Maman, tu entends? Tu entends?.
Qu’est-ce qui se cache derrière un simple repas français ? Pour réfléchir à cette question, Luc Moullet choisit de tourner la camera vers lui-même, et vers sa propre assiette. Qu’y trouve-t-on ? Du thon, de l’omelette et des bananes. En partant du contenu banal des plats présents dans le quotidien de la majorité des français, Moullet établi une enquête qui aborde des questions comme la mondialisation, la division internationale du travail, l’exploitation des pays du Tiers Monde par les pays riches. Ces notions deviennent très concrètes dans son récit et montrent un système d’exploitation auquel personne n’échappe : ni le réalisateur, ni nous, les spectateurs."
Souvenons-nous : Quand on aime la vie on va au cinéma ! Idem si on aime l'oeuf, la banane et le thon !
Alors courrons vite voir ou revoir Genèse d'un repas ou bien achetons-le en DVD avec les autres films de Luc Moullet. Vous ne le regretterez pas.
B&P (cinéphile pataphysicien et décalé)
Le DVD Luc Moullet en shorts, regroupe dix de ces courts métrages :
- Un steak trop cuit
- L'Empire de Médor
- Essai d'ouverture
- La Cabale des oursins
- Toujours plus
- Foix
- Le Ventre de l'Amérique
- Le Fantôme de Longstaff
- Le Système Zsygmondy
- Le Litre de lait